traducteur: Valérie Guilbert
C’est en 1702 que le roi Philippe V d’Espagne consacre une partie du mois de juillet à sillonner la Lombardie au nord de l’Italie où il visite la ville de Crémone, réputée pour ses luthiers.
L’artisan le plus connu de la ville, Antonio Stradivari, lui propose d’acquérir le joyau le plus précieux de son atelier : une collection d’instruments unique, les Stradivarius Palatinos. La vente a toutefois été suspendue en raison de l’intervention des autorités de Crémone qui s’opposaient à ce que les Palatinos, symboles de la ville, finissent en Espagne.
A la mort d’Antonio Stradivari, son descendant, Paolo Stradivari, reçut une nouvelle offre du Prince des Asturies, le futur Charles IV d’Espagne. C’était l’année 1775. La vente s’est cette fois concrétisée et les instruments sont venus rejoindre la collection du Palais Royal de Madrid.
Considérés comme étant l’œuvre la plus importante de la « période des longuets » du maître, les Stradivarius Palatinos, datés de 1696, forment un quintet composé de trois violons, d’une viole et d’un violoncelle, également appelés Stradivarius Decorados en raison de leur ornementation unique et particulière. Ce sont probablement les instruments de musique les plus exceptionnels au monde. Stradivari a employé pour leur construction, comme cela était coutume à l’époque, le bois d’érable des massifs alpins pour la caisse, le manche et la touche ainsi que du sapin pour la table d’harmonie. Mais qu’est-ce qui les rend donc uniques ?
Les bordures des trois violons sont ornées d’une frise formée de cercles et de losanges en ivoire (2400 pièces minuscules) sur fond d’ébène noir. La viole, revêtue de la même frise que les violons, porte également une curieuse ornementation sur la volute et les éclisses, formée de rinceaux végétaux entrelacés de motifs de griffon, de lévrier, d’oiseau et de lapin. Le violoncelle se caractérise par de précieux dessins à l’encre de chine sur la volute et les éclisses, celles-ci étant ornées d’une représentation de Cupidon tirant sa flèche sur une chèvre. Le luthier du palais, Silverio Ortega, a raccourci l’instrument, à l’encontre de l’avis du roi.
Pour l’anecdote, sachez que la viole a été volée par les français lorsqu’ils ont fui l’Espagne après avoir perdu la Guerre de l’Indépendance. Ce n’est qu’assez récemment en 1951 qu’elle est revenue à l’endroit qui lui revenait grâce à l’intervention du violoncelliste Juan Ruiz Casaux ; elle est dès lors connue sous le nom de « viole Casaux ».
La collection se complète par un autre violoncelle Stradivarius daté de 1700.
Pour comprendre la valeur de cette collection, sachez que nous parlons du seul ensemble d’instruments Stradivarius conservé dans son intégralité. Les instruments, appartenant au Patrimoine National espagnol, sont régulièrement utilisés dans des concerts de musique de chambre pour préserver leur qualité sonore et peuvent être admirés dans la Salle de musique du Palais Royal de Madrid.
Croyez-moi si je vous dis qu’ils sont pratiquement inconnus des Madrilènes.
Mais quel est le secret des Stradivarius ? Pourquoi sont-ils des instruments uniques ? Plus étonnant encore, pourquoi sommes-nous incapables de fabriquer aujourd’hui des instruments égalant leur sonorité malgré la technologie de pointe de notre époque ?
Il existe quatre explications possibles :
1. La chimie du bois.
D’après cette théorie, les propriétés de ces violons de renom s’expliquent par le traitement chimique que leur bois a subi.
Le magazine « Nature » a publié un article sur les résultats d’une étude réalisée aux Etats-Unis par des chercheurs de l’université « Texas A&M ». Ils ont utilisé la spectroscopie à infrarouges et la résonnance magnétique nucléaire pour analyser la matière organique de petits éclats de bois prélevés de l’intérieur de cinq instruments anciens lors de leur réparation et ont ainsi découvert que le bois d’érable employé par ces artisans du XVIIIe siècle (pas seulement par Stradivari) pourrait avoir été soumis à un processus chimique dans le but de le conserver en bon état.
En effet, la présence de composants chimiques dans le bois tels que des fluorures, du chrome et des sels de fer, s’explique par l’intention de protéger le bois stocké. Plus concrètement, il semblerait que l’on cherchait à le protéger de l’attaque des mites. Seuls les luthiers de Crémone, tels que Stradivari ou Guarneri, ont employé cette technique.
Au fait, une précision : le gallicisme luthiers, récemment accepté par la Real Academia Española sous la forme espagnole lutier vient de l’arabe : al-`ūd, qui signifie « le bois ». La variante allemande, Luther, a donné le nom espagnol Lutero et le prénom Luther (Martin Luther King).
Or, est-ce vraiment ça l’explication du son exceptionnel de ces violons : l’utilisation d’un traitement pesticide ?
2. La chimie et la physique du vernis.
Selon une publication du magazine « Public Library of Science », une équipe pluridisciplinaire de chercheurs a travaillé pendant de nombreuses années sur la composition chimique du vernis appliqué sur les Stradivarius.
Le vernis était constitué de deux fines couches : une première à base d’huile et une seconde formée d’un mélange d’huile, de résine de pin, de pigments et d’un composant inconnu d’origine organique.
C’est ce dernier composant qui pourrait renfermer le secret des Stradivarius.
Mais ce n’est pas fini. Le vernis des Stradivarius observé au microscope électronique montre une disposition superficielle en ondes vraiment particulière. On pense que c’est cette forme qui module la sonorité de l’instrument et qui permet un timbre plus uniforme et plus clair. Le fait que cet effet disparaisse si on ne joue pas périodiquement de l’instrument est curieux car le vernis se fixe et durcit. Cela pourrait être la raison pour laquelle tous les violons doivent être souvent utilisés si l’on tient à conserver leurs qualités sonores.
3. Et enfin la période glaciaire.
L’explication la plus fascinante sur les qualités des Stradivarius repose sur la densité particulière de son bois.
Le Dr. Berend Stoel de la Faculté de Médecine de l’Université de Leiden aux Pays-Bas, en collaboration avec le luthier américain Ferry Borman, a fait des recherches pour tenter d’expliquer la différence de sonorité entre les violons des grands maîtres luthiers et les violons modernes.
Ils ont pour cela examiné cinq anciens violons et sept violons contemporains dans un scanner médical de l’Hôpital du Mont Sinaï de New-York. Les résultats révèlent que la plus grande homogénéité de la densité du bois utilisé pour la construction des violons classiques explique leur qualité acoustique.
Mais pourquoi le bois utilisé par Stradivari est-il différent de celui que l’on peut employer à l’heure actuelle ? Ce ne sont pas les mêmes arbres ? La réponse est catégorique : non. Cela nous amène à un des épisodes les plus passionnants – et méconnus – du dernier millénaire : « le petit âge glaciaire ».
L’appellation « petit âge glaciaire » désigne une période froide allant du XIVe siècle à la moitié du XIXe. Dans cette période, les glaciers des montagnes du monde entier ont avancé et atteint des latitudes très basses, comme ce fut le cas dans la Sierra Nevada en Espagne. Les rivières, comme la Tamise et l’Ebre, étaient tellement gelées qu’il était possible de marcher dessus. Les hivers étaient terriblement froids et l’activité solaire s’est significativement réduite, ce qui a provoqué le ralentissement de la croissance des arbres et l’atténuation des variations entre les différentes saisons. Le bois des arbres de l’époque était d’une densité exceptionnelle. Leurs cernes de croissance étaient plus étroits, plus resserrés, ce qui avait pour effet de donner un bois plus dense et de leur attribuer différentes propriétés sonores.
Mais qu’est-ce qui a provoqué ce petit âge glaciaire ? Probablement des changements de comportement du soleil, plus concrètement dans ce qu’on appelle le « tapis roulant solaire ».
Le « tapis roulant solaire » est un gigantesque courant de gaz qui conduit l’électricité dans le sens équateur - pôles pour revenir ensuite en direction de l’équateur, de la surface jusqu’à 300 kilomètres de profondeur, près de l’énorme dynamo qu’est le noyau, où il se charge en énergie électrique et gagne en température. Ce courant en boucle contrôle le climat de notre étoile. Il contrôle plus précisément le cycle des tâches solaires. Or, entre 1645 et 1715, au milieu du petit âge glaciaire, l’activité solaire révélée par les tâches solaires était extrêmement basse : cet épisode de climat froid est connu sous le nom de « Minimum de Maunder ». Cela n’est pas un hasard si l’époque la plus froide correspond à une période ayant connu une très faible activité solaire. Seules 40 tâches solaires ont été observées au cours du « Minimum de Maunder » au lieu des 40 000 habituelles ; le soleil y était également plus grand et plus lent. Plus froid.
Il convient d’y ajouter une plus grande activité volcanique ayant provoqué une augmentation des émissions de soufre sous forme de gaz SO2. Plus concrètement, en 1815, l’éruption du Tambora en Indonésie a couvert l’atmosphère d’une couche de cendres. L’année suivante, 1816, a été surnommée « l’année sans été », les mois de juin et juillet en Nouvelle-Angleterre et au Nord de l’Europe s’étant caractérisés par de fortes gelées et des chutes de neige.
Stradivari a eu de la chance. Le bois avec lequel il travaillait était exceptionnel. Un courant de gaz à 150 000 kilomètres de distance y est pour quelque chose. N’est-ce pas surprenant ?
4. L’absence de secret ou l’omelette aux pommes de terre.
L’exceptionnelle acoustique des Stradivarius est une chose dont tout le monde a entendu parler. Mais si je vous disais que cette « sublime sonorité » tient beaucoup d’un mythe ? Que nous sommes victimes non pas d’une tromperie mais du phénomène de l’autosuggestion du musicien ? Je m’explique :
Les experts en acoustique sont perplexes sur les Stradivarius car ils ne leur trouvent rien d’exceptionnel. Ils ont peut-être tout au plus une sonorité plus uniforme sur l’ensemble de leur registre et un plus grand volume dans les graves. Il s’agit dans tous les cas de différences très subtiles qui s’expliquent en grande partie par l’ancienneté du violon, communes à d’autres instruments de la même catégorie. Je ne tiens pas à être mal interprété : les Stradivarius sont des instruments exceptionnels, probablement les meilleurs au monde, mais ils ne sont absolument pas uniques et aucune preuve confirmant un timbre caractéristique qui peut être distingué des autres instruments n’a été trouvée.
Pour 99 % des personnes, y compris pour des musiciens professionnels, il serait impossible de distinguer un Stradivarius d’un Guarneri ou d’un Amati. J’ai le regret de dire qu’ils ont la même sonorité (excellente). Le secret des Stradivarius est donc une légende.
La question est : pourquoi ?
Au moins deux raisons me viennent à l’esprit :
Les Stradivarius sont des objets de luxe qui atteignent des prix astronomiques les rares fois où ils sont mis à prix dans le cadre d’une enchère. Plus de 15 millions de dollars ont été payés pour un seul instrument.
L’omelette aux pommes de terre est un plat délicieux relativement bon marché puisqu’il est préparé avec des ingrédients banals tels que la pomme de terre, des œufs et de l’huile. Une omelette est dégustée à la maison ou en tapas au comptoir d’un café. Mettez-vous maintenant dans la situation suivante : Supposez que nous vivons dans un monde où la pomme de terre est un tubercule qui se cultive uniquement dans des régions bien précises des hauts plateaux andins en employant des méthodes traditionnelles Aymaras et que la production mondiale totale ne dépasse pas quelques tonnes par an. Selon les lois du marché, la pomme de terre serait alors un bien de luxe, au même titre que le caviar ou les truffes.
Dans ce monde supposé (horrible), l’omelette aux pommes de terre serait un plat mythique servi sur les meilleures tables du monde, en petite quantité et orné de tout l’apparat propre à un restaurant de réputation mondiale. Les clients fortunés qui pourraient se le permettre paieraient une somme astronomique pour une bouchée de ce mets ; ils ne pourraient s’empêcher en le savourant de penser au rapport coût/satisfaction que leur procure sa dégustation. Manger de l’omelette serait devenu un signe extérieur de richesse, comme conduire une voiture d’une marque prestigieuse ou vivre dans un quartier chic de la ville.
Mais c’est qu’en plus elle est délicieuse ! Comment une chose aussi succulente ne va-t-elle pas être chère ?
Si vous achetez un Stradivarius, vous avez bien plus qu’un simple instrument de musique. Comment un violon mis à prix à 16 millions de dollars ne va pas être exceptionnel ? Son nom alimente une légende de sons uniques. Il y a une prédisposition à percevoir des nuances magiques dans son timbre.
La deuxième raison est évidente. Les riches propriétaires des Stradivarius prêtent généralement leurs instruments aux plus grands virtuoses du monde. Cette tâche de mécénat, en plus d’être bien vue, a sa raison d’être : nous avons déjà expliqué qu’un instrument doit être joué pour conserver sa sonorité (et sa valeur).
Les Stradivarius ont une bonne sonorité parce qu’ils sont joués par les meilleurs instrumentistes. C’est aussi simple que ça.
Je vous propose une chose, écoutez cette interprétation :
Ce que vous venez d’écouter est l’alliance quasi magique de trois noms :
Le premier est John Williams, compositeur de la musique. C’est la personne vivante ayant été nominée le plus de fois aux Oscars : 45 fois.
Le second, c’est Itzhak Perlman, l’interprète. Un des meilleurs violonistes au monde.
Le troisième s’appelle Soil ; c’est un violon fabriqué en 1714, un des meilleurs Stradivarius connus, ayant autrefois appartenu à Yehudi Menuhin.
Croyez-moi, je les ai cités par ordre d’importance : sans Williams, cette musique n’existerait pas et ce sont les doigts de Perlman qui parviennent à transmettre autant d’émotion. Il pourrait jouer avec un violon de 60 000 $ et continuerait à émouvoir. Soil est la pièce unique indispensable de ce puzzle.
Au fait, pour les amateurs de chasse au trésor : Lamoureux, Ames, Hercules, Davidov, Colossus, Lipinski et Oistrakh sont les noms de plusieurs violons Stradivarius qui ont été volés et qui n’ont toujours pas été retrouvés.
Antonio Carrillo